Texte inédit © Véronique Isenmann, octobre 2022.
Ce texte a été écrit à l’occasion du concours de la Nouvelle Georges Sand 2022 sur le thème « Le manuscrit oublié »
pour lequel Maryse Grari, amie et complice en écriture de Véronique Isenmann, a obtenu le Prix « Nouvelle sans frontières » / prix CBS Conseils sous le pseudonyme Marianne Cardy. « Le Chant du pilon » a, quant à lui retenu toute l’attention du jury, qui a regretté de ne pas pouvoir lui attribuer un prix, le formalisme de ce devrait être une nouvelle n’étant pas précisément respecté. Ce qui est une spécificité de notre auteure, amoureuse des limites et frontières à passer, repasser, dépasser, non pas par révolte ou provocation, mais pour enjamber les différences qui séparent et faire des diversités des ponts.
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Rahila ne revenait pas souvent dans cette brousse sahélique du nord-ouest de Dogondoutchi. Le voyage, long, coûteux et périlleux, ramenait vers une vie qui désormais appartenait au passé et n’avait rien de séduisant. Mais il avait bien fallu rentrer au village pour le mariage de son frère.
Non pas que la vie à Niamey fût mirifique. Aucun transport n’arrivait à son quartier. Il lui fallait, avec ses compagnes et quelques amis qui s’étaient improvisés leurs gardes du corps, affronter chaque matin, avant l’aube, un périple semé de dangers multiples. Plus de cinq kilomètres à pied, sur des latérites en mauvais état, avant de rejoindre le goudron puis le bus. Le plus souvent dans un silence lourd de fatigue ; dans l’obscurité, par manque d’éclairage public; au milieu des cloaques grouillants de larves de moustiques, par manque de canalisations; sous la menace de bandits à l’affût de proies faciles, par manque de sécurité.
Le retour était, en dépit des heures interminables passées à étudier le ventre creux, plus aérien, porté par le flux d’une population aux nuances infinies de teintes chatoyantes éclaboussées de soleil ou maculées par les joutes du jour. Les conversations allaient bon train entre les camarades. Alimentées par la perspective de faire migrer l’Université sur le Plateau de Yawaré pour lui donner la visibilité et le renom de celle d’Alexandrie. Nourries par les promesses d’un avenir numérique grandiose, déjà mises en chantier avec le déguerpissement des échoppes près des bâtiments administratifs et la création d’un espace connecté public au coeur de la capitale. Participer de cet élan de faire de Niamey l’une des villes intelligentes d’Afrique engendrait un frémissement qui les emportait.
Nonobstant les conditions de sa vie d’étudiante à la capitale, Rahila remerciait le ciel tous les jours. Malgré la douleur de l’arrachement à la brousse au moment où sa mère l’avait placée à ses dix ans comme servante chez sa cousine Fatime.
Alors qu’à peine pubère cette dernière allait être mariée, elle avait été adoptée par Momo, un vieil homme sage qui avait roulé sa bosse jusqu’en Egypte, et qui estimait que les filles devaient être éduquées. Il l’avait chérie comme sa propre enfant, avait payé ses études de sage-femme, et l’avait encouragée à ouvrir son cabinet de santé à Dogondoutchi.
En attendant l’époux qu’on leur donnerait, toutes les petites filles allaient chez leurs parentes aisées comme boyesses. Fatime, elle, avait honoré la mémoire du Vieux en envoyant à son tour Rahila à l’école, puis au collège. Certes la petite n’échappait pas aux corvées domestiques, levée à l’aube, à puiser l’eau, allumer le feu, préparer la pâte de mil, chercher le bois de plus en plus difficile à trouver, à lessiver, pliée comme une liane sur les bassines généreusement remplies… mais elle était fière d’enfiler son uniforme à l’heure de midi et de rejoindre sa classe. Et elle s’y était vite distinguée.
Loin des mariages précoces, des arrangements familiaux, de la concupiscence des hommes et de l’obsession des vieilles à maintenir à tout prix des traditions mortifères pour asseoir le seul pouvoir qu’elles auraient jamais, Rahila s’était engouffrée avec passion dans l’amour des mots. Elle avait opté pour des études de journalisme à Niamey où elle obtiendrait inchallah son diplôme à la fin de l’année. Elle ambitionnait de compléter sa formation en emploi, avec une spécialisation en journalisme numérique. Autant de projets où mariage et enfants n’avaient aucune place.
A chaque retour au village, éviter les affrontements avec sa mère était plus malaisé. Comme ses comparses, elle avait vécu plus de la moitié de sa vie loin de la concession familiale. Mais, contrairement à elles, elle n’avait pas quitté le giron maternel pour entrer chez une belle-mère. Au fil des ans, ce qui avait passé d’abord pour l’espièglerie d’une gamine mutine s’était mué en opprobre. Elle ne le savait que trop: Autant sa mère avait été fière d’avoir une enfant qui réussissait à l’école, autant, à l’approche des vingt-quatre ans de sa cadette, elle était aigrie qu’elle soit brillante pour rien. En colère des refus qu’elle avait opposés à ses prétendants. Amère de voir année après année les filles de ses co-épouses richement nanties en biens et en petits-enfants.
Tannée pourtant par la stérilité de leurs rencontres, Rahila avait redouté ces interminables journées d’épousailles sans aucun espace pour un tête-à-tête. Heureusement, trop vieille à présent pour intéresser les hommes du cru, elle avait pu se tenir en retrait, retrouvant sa posture de boyesse et les gestes ancestraux qui, occupant ses mains, vidaient son esprit. Transparente aux autres, elle s’était même surprise à se délecter en catimini : pour la première fois, elle avait capturé, avec le téléphone portable performant qu’elle venait d’acquérir, les visages de ceux que la croyance n’autorisait à saluer qu’en détournant les yeux.
Le déroulement protocolaire et les conversations strictement codifiées de la foule invitée aux noces avaient fait le reste, jetant un voile sur les tensions larvées entre elles, en dépit des regards commiséreux des invitées. Tout était fini. La fatigue avait peu à peu eu raison des immémoriales salutations de départ. Les dernières bénédictions criées par ceux qui s’éloignaient avaient été dissoutes par la chaleur écrasante de la fin d’après-midi.
Rahila frissonna. Etrangère à sa terre natale, il lui tardait de repartir. Enfin.
Dans quelques heures à peine.
Avant l’aube.
Le disque solaire, dénudé de ses rayons, s’était niché contre la dune qui barrait l’horizon, avant de laisser l’ocre rouge d’un crépuscule trop bref s’écouler sur la steppe et s’évanouir déjà dans le bleu de minuit.
Sa mère s’était accroupie en silence à ses côtés sur la tabarka, dont les motifs indigo et aubergine se fondaient en confidence dans la nuit en devenir. « Tu entends? » souffla-t-elle. L’heure n’était pas aux reproches. Marier son fils lui avait coûté.
« Ecoute !» Elle faisait allusion aux coups sourds qui, timidement d’abord, puis de plus en plus hardis, semblaient se jeter à l’assaut de l’astre agonisant pour le contraindre à rentrer plus vite sous terre. Les circonvolutions de mélopées entremêlées saturaient l’air de vibrations pénétrantes.
« Tu te souviens ? » Rahila hocha lentement de la tête. Chaque soir, les femmes se retrouvaient aux abords des villages. En cercle autour du mortier collectif en bois, elles lançaient tour à tour leur pilon sur le grain. Percussions verticales soigneusement orchestrées. Réponses, de villages en villages, jusqu’à ce que, étoile après étoile, tous les astres du firmament aient assouvi leur soif de connivence sous couvert de la nuit.
En vérité, le sens profond de cet échange échappait à la jeune femme. Seule restait l’empreinte nostalgique d’un essentiel. « Ecoute… les femmes… leur journée… leurs soucis…. leurs larmes… leurs hommes… leurs rires… ». Sacre du chant du pilon dans le déclin vespéral.
Une esquisse de sourire complice unit les deux femmes. Elles se levèrent de concert pour entrer dans la maison en briques de boue afin d’échapper aux chauves-souris et à la fraicheur qui s’emparaient de la nuit.
Sans mot dire, Rahila tira son smartphone de la manche de son pagne. De l’index, elle feuilleta les écrans jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait, cliqua et tendit l’appareil à sa mère.
A l’image, une femme. Une tunique à manches longues, en trapèze, couvrait jusqu’aux genoux une jupe droite. L’ensemble, fleur de souffre, d’une texture matelassée, soulignait sa silhouette altière, qui se découpait sur la cour intérieure de la concession et le jeu des ombres autour de la cuisine extérieure. Elle avait enturbanné son visage d’un magnifique foulard orange tangerine sur lequel elle avait posé un immense voile vert sinople, entrecroisé sur sa gorge, bordé de fleurs d’hibiscus rouge-orangé au feuillage vert bouteille, qui lui couvrait le buste et cascadait jusqu’à ses hanches. Dans un élan de coquetterie, elle avait fait passer un coin de son voile dans le coussin torche vert bouteille lui aussi, qui ne quittait jamais la tête des femmes, en cas qu’il eût fallu porter des charges. Et cette fantaisie lui donnait un panache singulier. Entre ses mains élégantes reposait un fagot de longues tiges ivoire et elle riait à l’objectif à pleines dents.
– Comme elle est belle ! souffla la mère.
– N’est-ce pas? murmura Rahila.
Leurs regards étaient fixés sur cette femme éblouissante qui projetait un halo de lumière dans la pièce silencieuse.
– C’est qui ?
Sidérée, Rahila se tourna vivement vers sa mère, toujours fascinée par l’écran.
– Tu ne sais pas ?
– Non… mais… ces poules… cet acacia… ce muret… ce chaudron…
Avec lenteur, elle scrutait l’arrière-plan, les objets qui lui semblaient si familiers, et s’arrêta à l’usure sur la pierre devant le foyer.
Toutes deux chuchotaient à nouveau.
– Et elle ? Vraiment tu ne sais pas ?
Surprise par l’insistance de sa fille, elle prit le temps d’appréhender l’inconnue, en gravant de ses mains, dans les airs, avec minutie, chaque courbure, chaque noeud, chaque nuance de sa silhouette.
– Elle est vêtue comme l’une des nôtres…
Elle faisait allusion aux membres des trente-six comités villageois de l’association de femmes dont elle faisait partie depuis près de vingt ans. De plus en plus nombreuses, elles avaient choisi, voilà quelque temps, de se faire confectionner, pour chaque Fête des Femmes, une nouvelle tenue, identique pour toutes, en signe de reconnaissance. Et si certaines les portaient comme un uniforme au quotidien, d’autres les gardaient pour les grandes occasions.
Elle interrogeait toujours la reproduction avec la même attention.
Et finit par conclure :
– Non… non… je ne la connais pas…
Brusquement Rahila réalisa que sa mère ne s’était jamais vue, qu’elle ne savait pas à quoi elle ressemblait. Avant d’arriver à la ville, elle-même n’avait jamais vu de miroir. Absence de représentation largement compensée depuis par les selfies.
Elle glissa délicatement :
– C’est toi Inna karama…
Elle eut envie de prendre sa « petite maman chérie » dans ses bras. Mais par-dessus tout, elle voulait ne rien briser. Alors elle ne bougea pas.
– Moi ?
– Oui c’est toi…
– Moi ? Adamah ?
– Oui toi !
– Mais je suis belle ! Comment mon mari a pu prendre des co-épouses alors que je suis si belle ? »
Elle s’était levée avec fougue. Sa voix frappait les murs. Et l’écran projeta son ombre élancée et ondulante sur le voilage blanc qui habillait la pièce. Ses pieds furent possédés par quelques pas de danse. Puis elle s’arrêta net.
– Je veux la voir. Montre-moi sa figure.
Rahila écarta avec lenteur et tendresse ses doigts sur l’écran, comme dans une caresse pour cette femme qui parlait d’elle-même à la troisième personne. Le visage de sa mère lui était si familier qu’elle ne le voyait plus vraiment. Mais là, elle fut stupéfiée par les scarifications soudain si ostensibles qui le balafraient. Au point de ne pas remarquer que sa mère s’était rassise, à une certaine distance, sur l’une des chaises métalliques, seules capables de résister aux termites.
Adamah éleva ses mains en coupe devant ses yeux avant de chercher de la pulpe de ses doigts les sillons gravés depuis son front jusqu’à la commissure de ses lèvres. A mesure qu’ils progressaient sur sa face parcheminée, le crissement de la lame la regagna, de plus en plus aigu. Auquel se superposèrent les hurlements d’une enfant. Arrivée au menton, elle refit le chemin à l’envers. De la bouche aux pommettes, des pommettes aux tempes, des tempes à la naissance des cheveux, elle remonta, en les feuilletant à rebours, un à un les jours de sa vie jusqu’à celui où les incantations des vieilles qui l’immobilisaient et la tiédeur du sang coulant jusque dans sa bouche avait emporté dans son sillage son rêve d’enfance. Elle avait grandi à l’ombre des baobabs, nourrie par les récits des griots qui, venant du Mali jusque dans le Tillabéri, passaient dans son village natal. Ils avaient enflammé son imagination. Elle se voyait, montée sur sa chamelle blanche, aller à Tombouctou et découvrir les manuscrits sacrés. Elle y croyait. Et allait jusqu’à se cacher derrière le mur de la madrassa pour s’essayer à lire.
Mais qu’aurait-elle pu contre la morsure de la lame ? Dorénavant il suffirait aux autres de la dévisager pour déchiffrer dans ses arabesques d’où elle venait, qui elle était, et vers quoi elle se devait d’aller. Implacable, la précision des marques lui interdisait dès lors tout vagabondage. Effacées les pistes à travers les dunes, gommée la Bibliothèque ancestrale et ses récits merveilleux, radiée la destinée extraordinaire dans laquelle elle s’était projetée.
Incision après incision, le rasoir avait imprimé dans sa chair généalogie, histoire et avenir. Tempête après tempête, les sables avaient englouti les manuscrits si précieux et les entailles si ordinaires dans le même profond oubli.
Jusqu’à cet instant.
Conjonction des sens propice au dévoilement fécondant entre femmes.
Ses doigts, effleurant les cicatrices, avaient ânonné, jusqu’à lui faire retrouver la soif des visions dessinées sur les nuages par les conteurs du temps passé.
Elle se releva, virevolta.
Stoppa brusquement devant Rahila.
Lui saisit les mains.
L’arracha au fauteuil dans lequel elle s’était enfoncée.
Et l’entraina dans une danse effrénée vers un grand éclat de rire :
– C’est toi qui a raison, Rahila ! Apprends, voyage, raconte, ne t’arrête pas, va ! Et reviens ! Apprends-moi à lire. Et nous irons à Tombouctou !