Le Chant du pilon

Texte inédit © Véronique Isenmann, octobre 2022.

Ce texte a été écrit à l’occasion du concours de la Nouvelle Georges Sand 2022 sur le thème « Le manuscrit oublié »
pour lequel Maryse Grari, amie et complice en écriture de Véronique Isenmann, a obtenu le Prix « Nouvelle sans frontières » / prix CBS Conseils sous le pseudonyme Marianne Cardy. « Le Chant du pilon » a, quant à lui retenu toute l’attention du jury, qui a regretté de ne pas pouvoir lui attribuer un prix, le formalisme de ce devrait être une nouvelle n’étant pas précisément respecté. Ce qui est une spécificité de notre auteure, amoureuse des limites et frontières à passer, repasser, dépasser, non pas par révolte ou provocation, mais pour enjamber les différences qui séparent et faire des diversités des ponts.

Tous droits de reproduction réservés. Ecrire à l’auteure

Rahila ne revenait pas souvent dans cette brousse sahélique du nord-ouest de Dogondoutchi. Le voyage, long, coûteux et périlleux, ramenait vers une vie qui désormais appartenait au passé et n’avait rien de séduisant. Mais il avait bien fallu rentrer au village pour le mariage de son frère.

Non pas que la vie à Niamey fût mirifique. Aucun transport n’arrivait à son quartier. Il lui fallait, avec ses compagnes et quelques amis qui s’étaient improvisés leurs gardes du corps, affronter chaque matin, avant l’aube, un périple semé de dangers multiples. Plus de cinq kilomètres à pied, sur des latérites en mauvais état, avant de rejoindre le goudron puis le bus. Le plus souvent dans un silence lourd de fatigue ; dans l’obscurité, par manque d’éclairage public; au milieu des cloaques grouillants de larves de moustiques, par manque de canalisations; sous la menace de bandits à l’affût de proies faciles, par manque de sécurité.

Le retour était, en dépit des heures interminables passées à étudier le ventre creux, plus aérien, porté par le flux d’une population aux nuances infinies de teintes chatoyantes éclaboussées de soleil ou maculées par les joutes du jour. Les conversations allaient bon train entre les camarades. Alimentées par la perspective de faire migrer l’Université sur le Plateau de Yawaré pour lui donner la visibilité et le renom de celle d’Alexandrie. Nourries par les promesses d’un avenir numérique grandiose, déjà mises en chantier avec le déguerpissement des échoppes près des bâtiments administratifs et la création d’un espace connecté public au coeur de la capitale. Participer de cet élan de faire de Niamey l’une des villes intelligentes d’Afrique engendrait un frémissement qui les emportait.

Nonobstant les conditions de sa vie d’étudiante à la capitale, Rahila remerciait le ciel tous les jours. Malgré la douleur de l’arrachement à la brousse au moment où sa mère l’avait placée à ses dix ans comme servante chez sa cousine Fatime.

Alors qu’à peine pubère cette dernière allait être mariée, elle avait été adoptée par Momo, un vieil homme sage qui avait roulé sa bosse jusqu’en Egypte, et qui estimait que les filles devaient être éduquées. Il l’avait chérie comme sa propre enfant, avait payé ses études de sage-femme, et l’avait encouragée à ouvrir son cabinet de santé à Dogondoutchi.

En attendant l’époux qu’on leur donnerait, toutes les petites filles allaient chez leurs parentes aisées comme boyesses. Fatime, elle, avait honoré la mémoire du Vieux en envoyant à son tour Rahila à l’école, puis au collège. Certes la petite n’échappait pas aux corvées domestiques, levée à l’aube, à puiser l’eau, allumer le feu, préparer la pâte de mil, chercher le bois de plus en plus difficile à trouver, à lessiver, pliée comme une liane sur les bassines généreusement remplies… mais elle était fière d’enfiler son uniforme à l’heure de midi et de rejoindre sa classe. Et elle s’y était vite distinguée.

Loin des mariages précoces, des arrangements familiaux, de la concupiscence des hommes et de l’obsession des vieilles à maintenir à tout prix des traditions mortifères pour asseoir le seul pouvoir qu’elles auraient jamais, Rahila s’était engouffrée avec passion dans l’amour des mots. Elle avait opté pour des études de journalisme à Niamey où elle obtiendrait inchallah son diplôme à la fin de l’année. Elle ambitionnait de compléter sa formation en emploi, avec une spécialisation en journalisme numérique. Autant de projets où mariage et enfants n’avaient aucune place.

A chaque retour au village, éviter les affrontements avec sa mère était plus malaisé. Comme ses comparses, elle avait vécu plus de la moitié de sa vie loin de la concession familiale. Mais, contrairement à elles, elle n’avait pas quitté le giron maternel pour entrer chez une belle-mère. Au fil des ans, ce qui avait passé d’abord pour l’espièglerie d’une gamine mutine s’était mué en opprobre. Elle ne le savait que trop: Autant sa mère avait été fière d’avoir une enfant qui réussissait à l’école, autant, à l’approche des vingt-quatre ans de sa cadette, elle était aigrie qu’elle soit brillante pour rien. En colère des refus qu’elle avait opposés à ses prétendants. Amère de voir année après année les filles de ses co-épouses richement nanties en biens et en petits-enfants.

Tannée pourtant par la stérilité de leurs rencontres, Rahila avait redouté ces interminables journées d’épousailles sans aucun espace pour un tête-à-tête. Heureusement, trop vieille à présent pour intéresser les hommes du cru, elle avait pu se tenir en retrait, retrouvant sa posture de boyesse et les gestes ancestraux qui, occupant ses mains, vidaient son esprit. Transparente aux autres, elle s’était même surprise à se délecter en catimini : pour la première fois, elle avait capturé, avec le téléphone portable performant qu’elle venait d’acquérir, les visages de ceux que la croyance n’autorisait à saluer qu’en détournant les yeux.

Le déroulement protocolaire et les conversations strictement codifiées de la foule invitée aux noces avaient fait le reste, jetant un voile sur les tensions larvées entre elles, en dépit des regards commiséreux des invitées. Tout était fini. La fatigue avait peu à peu eu raison des immémoriales salutations de départ. Les dernières bénédictions criées par ceux qui s’éloignaient avaient été dissoutes par la chaleur écrasante de la fin d’après-midi.

Rahila frissonna. Etrangère à sa terre natale, il lui tardait de repartir. Enfin.

Dans quelques heures à peine.

Avant l’aube.

Le disque solaire, dénudé de ses rayons, s’était niché contre la dune qui barrait l’horizon, avant de laisser l’ocre rouge d’un crépuscule trop bref s’écouler sur la steppe et s’évanouir déjà dans le bleu de minuit.

Sa mère s’était accroupie en silence à ses côtés sur la tabarka, dont les motifs indigo et aubergine se fondaient en confidence dans la nuit en devenir. « Tu entends? » souffla-t-elle. L’heure n’était pas aux reproches. Marier son fils lui avait coûté.

« Ecoute !» Elle faisait allusion aux coups sourds qui, timidement d’abord, puis de plus en plus hardis, semblaient se jeter à l’assaut de l’astre agonisant pour le contraindre à rentrer plus vite sous terre. Les circonvolutions de mélopées entremêlées saturaient l’air de vibrations pénétrantes.

« Tu te souviens ? » Rahila hocha lentement de la tête. Chaque soir, les femmes se retrouvaient aux abords des villages. En cercle autour du mortier collectif en bois, elles lançaient tour à tour leur pilon sur le grain. Percussions verticales soigneusement orchestrées. Réponses, de villages en villages, jusqu’à ce que, étoile après étoile, tous les astres du firmament aient assouvi leur soif de connivence sous couvert de la nuit.

En vérité, le sens profond de cet échange échappait à la jeune femme. Seule restait l’empreinte nostalgique d’un essentiel. « Ecoute… les femmes… leur journée… leurs soucis…. leurs larmes… leurs hommes… leurs rires… ». Sacre du chant du pilon dans le déclin vespéral.

Une esquisse de sourire complice unit les deux femmes. Elles se levèrent de concert pour entrer dans la maison en briques de boue afin d’échapper aux chauves-souris et à la fraicheur qui s’emparaient de la nuit.

Sans mot dire, Rahila tira son smartphone de la manche de son pagne. De l’index, elle feuilleta les écrans jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait, cliqua et tendit l’appareil à sa mère.

A l’image, une femme. Une tunique à manches longues, en trapèze, couvrait jusqu’aux genoux une jupe droite. L’ensemble, fleur de souffre, d’une texture matelassée, soulignait sa silhouette altière, qui se découpait sur la cour intérieure de la concession et le jeu des ombres autour de la cuisine extérieure. Elle avait enturbanné son visage d’un magnifique foulard orange tangerine sur lequel elle avait posé un immense voile vert sinople, entrecroisé sur sa gorge, bordé de fleurs d’hibiscus rouge-orangé au feuillage vert bouteille, qui lui couvrait le buste et cascadait jusqu’à ses hanches. Dans un élan de coquetterie, elle avait fait passer un coin de son voile dans le coussin torche vert bouteille lui aussi, qui ne quittait jamais la tête des femmes, en cas qu’il eût fallu porter des charges. Et cette fantaisie lui donnait un panache singulier. Entre ses mains élégantes reposait un fagot de longues tiges ivoire et elle riait à l’objectif à pleines dents.

– Comme elle est belle ! souffla la mère.

– N’est-ce pas? murmura Rahila.

Leurs regards étaient fixés sur cette femme éblouissante qui projetait un halo de lumière dans la pièce silencieuse.

– C’est qui ?

Sidérée, Rahila se tourna vivement vers sa mère, toujours fascinée par l’écran.

– Tu ne sais pas ?

– Non… mais… ces poules… cet acacia… ce muret… ce chaudron…

Avec lenteur, elle scrutait l’arrière-plan, les objets qui lui semblaient si familiers, et s’arrêta à l’usure sur la pierre devant le foyer.

Toutes deux chuchotaient à nouveau.

– Et elle ? Vraiment tu ne sais pas ?

Surprise par l’insistance de sa fille, elle prit le temps d’appréhender l’inconnue, en gravant de ses mains, dans les airs, avec minutie, chaque courbure, chaque noeud, chaque nuance de sa silhouette.

– Elle est vêtue comme l’une des nôtres…

Elle faisait allusion aux membres des trente-six comités villageois de l’association de femmes dont elle faisait partie depuis près de vingt ans. De plus en plus nombreuses, elles avaient choisi, voilà quelque temps, de se faire confectionner, pour chaque Fête des Femmes, une nouvelle tenue, identique pour toutes, en signe de reconnaissance. Et si certaines les portaient comme un uniforme au quotidien, d’autres les gardaient pour les grandes occasions.

Elle interrogeait toujours la reproduction avec la même attention.

Et finit par conclure :

– Non… non… je ne la connais pas…

Brusquement Rahila réalisa que sa mère ne s’était jamais vue, qu’elle ne savait pas à quoi elle ressemblait. Avant d’arriver à la ville, elle-même n’avait jamais vu de miroir. Absence de représentation largement compensée depuis par les selfies.

Elle glissa délicatement :

– C’est toi Inna karama…

Elle eut envie de prendre sa « petite maman chérie » dans ses bras. Mais par-dessus tout, elle voulait ne rien briser. Alors elle ne bougea pas.

– Moi ?

– Oui c’est toi…

– Moi ? Adamah ?

– Oui toi !

– Mais je suis belle ! Comment mon mari a pu prendre des co-épouses alors que je suis si belle ? »

Elle s’était levée avec fougue. Sa voix frappait les murs. Et l’écran projeta son ombre élancée et ondulante sur le voilage blanc qui habillait la pièce. Ses pieds furent possédés par quelques pas de danse. Puis elle s’arrêta net.

– Je veux la voir. Montre-moi sa figure.

Rahila écarta avec lenteur et tendresse ses doigts sur l’écran, comme dans une caresse pour cette femme qui parlait d’elle-même à la troisième personne. Le visage de sa mère lui était si familier qu’elle ne le voyait plus vraiment. Mais là, elle fut stupéfiée par les scarifications soudain si ostensibles qui le balafraient. Au point de ne pas remarquer que sa mère s’était rassise, à une certaine distance, sur l’une des chaises métalliques, seules capables de résister aux termites.

Adamah éleva ses mains en coupe devant ses yeux avant de chercher de la pulpe de ses doigts les sillons gravés depuis son front jusqu’à la commissure de ses lèvres. A mesure qu’ils progressaient sur sa face parcheminée, le crissement de la lame la regagna, de plus en plus aigu. Auquel se superposèrent les hurlements d’une enfant. Arrivée au menton, elle refit le chemin à l’envers. De la bouche aux pommettes, des pommettes aux tempes, des tempes à la naissance des cheveux, elle remonta, en les feuilletant à rebours, un à un les jours de sa vie jusqu’à celui où les incantations des vieilles qui l’immobilisaient et la tiédeur du sang coulant jusque dans sa bouche avait emporté dans son sillage son rêve d’enfance. Elle avait grandi à l’ombre des baobabs, nourrie par les récits des griots qui, venant du Mali jusque dans le Tillabéri, passaient dans son village natal. Ils avaient enflammé son imagination. Elle se voyait, montée sur sa chamelle blanche, aller à Tombouctou et découvrir les manuscrits sacrés. Elle y croyait. Et allait jusqu’à se cacher derrière le mur de la madrassa pour s’essayer à lire.

Mais qu’aurait-elle pu contre la morsure de la lame ? Dorénavant il suffirait aux autres de la dévisager pour déchiffrer dans ses arabesques d’où elle venait, qui elle était, et vers quoi elle se devait d’aller. Implacable, la précision des marques lui interdisait dès lors tout vagabondage. Effacées les pistes à travers les dunes, gommée la Bibliothèque ancestrale et ses récits merveilleux, radiée la destinée extraordinaire dans laquelle elle s’était projetée.

Incision après incision, le rasoir avait imprimé dans sa chair généalogie, histoire et avenir. Tempête après tempête, les sables avaient englouti les manuscrits si précieux et les entailles si ordinaires dans le même profond oubli.

Jusqu’à cet instant.

Conjonction des sens propice au dévoilement fécondant entre femmes.

Ses doigts, effleurant les cicatrices, avaient ânonné, jusqu’à lui faire retrouver la soif des visions dessinées sur les nuages par les conteurs du temps passé.

Elle se releva, virevolta.

Stoppa brusquement devant Rahila.

Lui saisit les mains.

L’arracha au fauteuil dans lequel elle s’était enfoncée.

Et l’entraina dans une danse effrénée vers un grand éclat de rire :

– C’est toi qui a raison, Rahila ! Apprends, voyage, raconte, ne t’arrête pas, va ! Et reviens ! Apprends-moi à lire. Et nous irons à Tombouctou !

Session d’été 2025

Fenêtres bibliques: Dieu et le féminin sacrifié

Du 30 juillet au 2 août 2025,
une session au prix tout doux

Détails ci-dessous

Participation limitée à 20 personnes pour les participant-es avec hébergement.
Limite d’inscription par courriel: 30 juin 2025

Dans un cadre magnifique, une ancienne bergerie dans les Cévennes, à Villeméjane en Cévennes.

Dans ce parcours accessible à toutes et tous, sans prérequis, nous explorerons un texte biblique unique à travers des approches riches et variées. Le thème de cette année, Dieu et le féminin sacrifié, nous emmènera en quête de sens au coeur d’une histoire bouleversante du livre des Juges, “La Fille de Jephté”.

Entre relations familiales et esprit de sacrifice, nous explorerons notre rapport, individuel et collectif, au masculin, au féminin, au divin, entre contes, mythes et Bible. avec la participation de la conteuse Léa Souccar-Lecourvoisier

Le lieu

La session se tient à Villeméjane, propriété de la paroisse protestante de Valleraugue-ArdaillersTaleyrac, dans le Gard, au pied du mont Aigoual, et gérée par l’association Les amis de Villeméjane. «Un lieu où se consolide une parole de vie ancrée dans la tradition biblique et l’attention lucide aux événements auxquels notre monde contemporain est confronté» explique le pasteur Jean-Pierre Rive, l’un des porteurs du projet

Vos 2 animatrices, Véronique Isenmann bibliste & écrivain et Léa Souccar-Lecourvoisier conteuse & enseignante sont conscientes que le thème n’a pas la légèreté d’un roman d’été, mais faites-leur confiance, elles ont plus d’un tour dans leur sac! Et elles savent ensemble casser la coque des mots de l’Ecriture pour la rendre infiniment goûteuse et nourrissante.

Léa Souccar-Lecourvoisier
Véronique Isenmann

Comment

5 ateliers suivis d’un cercle de parole inviteront à explorer le thème sous plusieurs facettes

  • Atelier chromophanie1
  • Atelier mythes et traditions
  • Atelier musique
  • Atelier exploration biblique
  • Atelier Compte et raconte1

1La chromophanie est une approche d’art visuel développée par Véronique Isenmann. L’atelier Compte et raconte est un atelier pour apprendre à raconter les histoires de la Bible.

Dans notre odyssée commune, vous aurez toujours le choix d’aborder ou non certains des ateliers ou de prolonger l’un des ateliers pour approfondir votre aventure personnelle.

Chaque matin un moment de spiritualité chantée, dansée, méditée, et dans la journée du temps pour papoter, se promener, se reposer. Et aussi la promesse de rires partagés! 

Accessibilité

  • Il n’y a pas d’infrastructure prévue pour accueillir des enfants.
  • Notre lieu d’accueil à Villeméjane en Cévennes présente certaines limitations en terme d’accessibilité. En raison des nombreux escaliers et de la situation accidentée, il n’est malheureusement pas adapté pour les personnes à mobilité réduite. Nous nous excusons pour cette contrainte et vous informons que notre session d’automne sera organisée dans un lieu accessible aux personnes à mobilité réduite.
  • Les personnes atteintes d’allergies alimentaires même aiguës sont bienvenues. Mais merci de nous signaler vos besoins par avance !

Transport

  • L’arrivée est possible le 29 juillet dès 16h ou le 30 avant midi.
  • Départ le 2 août à partir de midi.
  • Vous pouvez arriver en voiture. Nous recommandons si possible le covoiturage.
  • Pour les personnes qui arrivent en train, il vous faut arriver à Nîmes Centre d’où vous pouvez prendre un bus pour Pont d’Hérault où nous viendrons vous chercher en voiture. Prix: environ 2€ pour le bus.
  • Si nécessaire nous pouvons organiser un transport groupé de et vers Nimes en voiture, pour un maximum de 6 personnes. Prix: 10€/personne et trajet.
  • La session finissant à midi, ne prévoyez pas de train de retour trop tôt dans l’après-midi! Vous pourrez préparer des en-cas pour votre trajet si vous ne prenez plus le repas de midi sur place.

Informations détaillées sur le prix

  • Le prix de 200 € ou CHF inclut l’hébergement et les repas
  • Participations sans hébergement (repas inclus) : 140€
  • Pour les familles : rabais sur demande en fonction du nombre de personnes
  • La totalité de la session est à payer au 30 juin au plus tard.
  • A réception de votre inscription, nous vous enverrons les coordonnées bancaires pour faire votre virement.
  • Dès sa réception nous vous ferons parvenir votre inscription définitive.
  • La participation est ouverte en non-résidence aux paroissiens protestants ou catholiques de la Vallée. L’inscription et le règlement se font auprès de la présidente de la paroisse protestante, Sophie Pic

Le prix de ma peau

© Texte: Véronique Isenmann, 2017

C’était un matin comme tous les matins. A 5h l’appel du muezzin avait rempli l’air de son invocation vibrante suivi de près par les cloches des Ursulines avant que n’éclatent les martèlements des forgerons.
Elle s’était comme toujours levée dans l’aube naissante, juste avant l’appel à la prière.

Avait préparé le thé et le café pour les veilleurs de ses nuits, était sortie dans l’aurore rougeoyante, dans ce moment unique où le reflet de la lave sur les nuages au dessus du volcan se fondait dans le soleil naissant.
Elle avait enfilé son pagne deux-pièces, ajusté à la taille, celui qui lui venait de ses filles du Niger, et dont les tons de beiges et de bruns l’enveloppaient de leur douceur. Un foulard noir brillant lui couvrait les cheveux. Un collier de pacotilles offert par sa mère émettait un tintement rassurant à chacun de sa pas.

Pompidou lui ouvrit le portail à 6h00 tapantes, au moment même où l’harmonium de l’Eglise du Christ au Congo entonnait “C’est un rempart que notre Dieu” et où les chants hurlés au microphone de l’une des 1000 églises de Réveil brisaient la paix. Guerre des cultes et des adorations…
Elle marchait de cette démarche chaloupante si propre aux femmes d’Afrique, qui font d’une simple marche, une danse vers l’éternité. Ses boda boda vertes foulaient l’Avenue Mont Goma, avec son terre-plein central, ses herbes folles et sa terre battue, qui contrastaient avec la noirceur de la lave des autres boulevards, ses lourds portails bleus ou rouges barricadant l’accès aux enclos et ses fleurs au parfum enivrants débordant des murailles.
Mais ce matin elle avançait comme absente à elle-même dans le quartier des Volcans, en direction du rond-point Instigo, pour chercher le bus 17 places qui la mènerait à l’Université Libre des Pays des Grands Lacs où l’attendaient une quinzaine d’étudiant-es de vingt à cinquante ans.
Elle aimait tant d’habitude cette heure matinale, les odeurs encore vierges de putréfaction et de mauvais pétrole. Mais ce matin son coeur était si lourd et son dos ployé sous le poids des absences, des chagrins et de l’impossibilité de comprendre quoi que ce soit à ce coin du monde.

Tout à coup une nuée de gamins dépenaillés surgis de nulle part l’entourent et son cœur s’emballe. Des Maïbobos, ces gamins des rues prêts à tout, à ces heures matinales? Surprenant. Tout à coup elle aperçoit celle qui semble être la mère d’une partie des enfant. Alors, aux cris des enfants: “Money, money”, aux mains tendues dont certaines l’agrippent, la peur cède le pas à la colère.
Une colère inouïe et un chagrin si puissant qu’il balaie toutes les prudences. Elle apostrophe la mère: “Tu oses me demander de l’argent sans même me dire bonjour? Tu oses apprendre à tes enfants à me demander de l’argent sans leur apprendre à me saluer, moi qui suis une vieille? Tu leur permets de m’apostropher avec un “mzungu” (la blanche) qui n’a rien de respectueux et tu ne leur apprends pas à me dire : « Bonjour la vieille »? Que sais-tu de moi? Tu ne sais même pas mon nom, tu ne sais pas que mes enfants me manquent tellement que j’ai le cœur déchiré. Tu ne sais pas que ici je n’ai rien, pas d’amis, pas de soeur, personne à qui me confier, et même plus assez d’argent pour acheter de quoi manger demain. Tu ne vois que ma peau et tu lâches tes enfants sur moi pour éveiller ma pitié. Va-t-en, laisse-moi, j’en ai assez, c’est vrai tu ne m’as pas demandée d’être là. Je m’en vais, c’est terminé.”

Son corps hoquette de sanglots sans larmes. Interloqués, les enfants se taisent. La mère les prend contre elle, elle aussi muette devant cette coulée de mots qu’elle ne connaît pas mais dont confusément elle saisit le sens.
La vieille se détourne, incapable d’en dire plus, brisée par la violence de cette terre qui ne reconnait personne. Elle s’en va dans ses boda-boda vertes, qui font d’elle une professeur qui ne respecte pas les hiérarchies, les codes sociaux. Des savates de motards, qui la rangent au rang des plus petits parmi les petits. Elle s’en va, l’échine voutée, blessée dans son désir d’être acceptée.
Le jour avance comme tous les jours, car ici chaque jour est semblable au précédent, au suivant.

Et c’est le matin à nouveau. Et encore le muezzin qui lance son appel, puis les cloches des Ursulines et l’aiguisage des forgerons, le raffut des crieurs de foi, la marche vers le bus, le billet trois fois plus cher parce que sa peau est blanche, les cours, où les femmes s’endorment, à force de corvée et d’absence d’avenir, et le chemin du retour dans la suffocation du trafic et l’Avenue du Mont-Goma et sa douceur.

Elle a troqué son pagne du Niger contre un pagne d’ici, ses boda boda vertes contre les roses, laissé ses cheveux au vent malgré la poussière aveuglante.

L’enclos n’est plus qu’à quelques pas, quand elle entend leurs cris.
Encore! Les enfants, encore!
Ils la suivent, la poursuivent, lui courent après: Muzungu, muzungu!
Combative, elle se retourne d’un bloc: “Je vous l’ai dit, je n’ai rien, je ne veux plus vous voir.”

Alors un petit l’empoigne fermement d’une main et de l’autre lui tend un billet déchiré et si sale qu’il est difficile d’en voir le montant: “Tiens muzungu, c’est de maman, pour toi, pour que tu puisses t’acheter du mkate (du pain)”. Facétieux, il  fourre le billet dans sa main libre. “Maman dit: tu dois manger.” Et la nuée d’enfants se disperse dans un débandade joyeuse, sans attendre son reste.

Elle ouvre la main et découvre avec le billet de 50 francs congolais, tout juste bon à acheter son mkate, le geste discret de solidarité d’une mère qui l’a écoutée. Et découvre, ahurie, qu’elle vient d’être adoptée.